Pour celles et ceux qui ont de la suite dans les idées....


Quand ne meurt le passé – 4ème partie

par Mélanie Anaïette


La petite fille se retourne dans ce lit beaucoup trop grand pour elle. Elle a mis du temps à s'endormir et son sommeil est agité.

Toujours ce méli-mélo de fils électriques colorés enchevêtrés qui s'agitent et grésillent autour d'elle. Son cœur bat fort à la lumière de cette vie métallique. Il lui faudrait prendre le pouvoir de s'échapper, mais le lit semble s'agrandir démesurément autour d'elle au long de l'angoisse croissante.

Dans cet étau de câbles qui l'englobent sans la toucher, à quoi penser à rien d'autre qu'à se dire si je ferme les yeux, ça va s'arrêter?

Mais au lieu de cela, le mauvais rêve reviendra plusieurs fois la prévenir sans aucun doute d'un souvenir futur, mais lequel ?

*

Charlotte pleure devant son feuilleton quand l'émotion du moment est à son comble.

Et Dablinette de s'écrier: «Qu'est-ce que t'en as encore à foutre, tu les connais même pas?!»

Et Angeline de répondre: «Peut-être, soit, nonobstant ce sont tout de même des êtres sensibles à qui il arrive un grand malheur et tu sais combien Charlotte a de l'empathie pour son prochain!»

Charlotte est la mise en application pratique de l'étude de l'hypersensibilité. Elle n'a pas honte de ressentir ses sensations ou sentiments avec toute la palette des nuances possibles.

Un hachis parmentier de canard peut, s'il est fondant à souhait, la plonger en extase alimentaire. Elle est capable de pousser un véritable beuglement de joie quand elle ouvre son paquet à Noël s'il est celui qu'elle attendait avec ferveur sans en avoir parlé à personne.

Elle a toute une panoplie de bruits à sa disposition pour correspondre à la multitude de ses états d'âme et des événements qui lui arrivent.

Elle est ainsi, bizarre, étrange, déjantée, un côté rebelle à la marche uniforme des moutons de Panurge. Lorsque tout le monde va au même endroit au même moment, elle bifurque et change de trottoir pour retourner dans sa forêt primaire. Sauvageonne, aimant la solitude et le silence, elle met en déroute l'entendement du commun des mortels. Elle sort du lot et pense que c'est ainsi qu'est sa chance à elle.


J'vais marcher très longtemps

Et je m'en vais trouver les poings qui redessinent

J'vais chercher éhontément

les coups portés sur moi, la violence facile


J'vais marcher tout le temps

;Et je m'en vais forcer les regards agressifs

J'vais toujours au devant

Il me tarde de trouver la violence facile

Après son feuilleton, Charlotte a allumé la radio et écoute pour la première fois cette chanson, La marcheuse de Christine and The Queens. Elle trouve les paroles profondes, qui ont une étrange résonance en elle.

C'est le tout début de l'après-midi. Elle se prépare pour sortir et vérifie que sa lettre est rangée dans son sac à main.

C'est aujourd'hui le grand jour de l'étrange rendez-vous au commissariat des Tuilières. Elle a préparé son trajet depuis Désertines où elle vit. Elle a calculé son temps de trajet et est partie suffisamment tôt pour ne se surajouter aucun stress.

Elle a déjà assez de questions sans réponse sur les raisons de cette lettre. Ses pensées se serrent nombreuses et à l'étroit autour d'elle dans sa petite voiture.

Que va-t-il se passer?

Que va-t-il m'arriver?

Qui vais-je rencontrer?

Est-ce la chance que j'ai décidé d'attendre?

Vais-je être à la hauteur?

Saurai-je me présenter sans crainte?

Pourquoi ces gens-là m'écrivent?

Comment ont-ils eu vent de mon existence?

Comment m'ont-ils trouvée?

Pourquoi ont-ils besoin de me rencontrer?

Que vont-ils me demander?

Vont-ils passer mon sac à main dans une machine qui voit à travers les objets et découvrir le trèfle à 4 feuilles placé dans le porte-monnaie en cuir vert de maman?





Quand ne meurt le passé – 3ème partie

par Mélanie Anaïette

*


Un chat aussi miteux qu'on peut imaginer un tapis n'ayant jamais rencontré ni balai ni lumière chemine vers la chatière découpée par celui qui recueille les animaux perdus. Mais cette nuit il ne rentre pas chez celui qui le nourrit.

Quelque chose l'intrigue, il aperçoit des pieds et des jambes flageolantes et sa curiosité le pousse à suivre ce curieux spécimen de la race humaine. 

Soudain, clac, une porte se referme derrière lui. Il est dans le noir complet et a perdu ses repères. Alors il écoute et ce qu'il entend lui donne la chair de poule si cela était possible. De longs raclements de gorge dignes d'un géant malade d'une bronchite.

Puis, un liquide qui coule, d'autres bruits semblant se rapprocher d'une expression de joie puis un sifflotement.

Encore des pas qui traînent et un corps qui se déplace lourdement. Des glissements de tissus puis des ressorts qui grincent. De nouveau plus rien. Le chat maîtrise maintenant ses lanternes naturelles. Il se sait dans le hall d'une maison humaine, au bas d'un escalier.

Pour s'occuper, il se lèche une patte puis la passe derrière une oreille. La toilette doit s'interrompre.

Sans prévenir, des ronflements monstrueux se mettent à faire trembler la porte derrière lui.

Le trouillomètre à zéro et la curiosité passée, il se glisse dans un coin de la porte délabrée par les ans et s'enfuit à toutes pattes.


*


Charlotte se donna donc, elle l'avait décidé avec toute son âme et conscience, une période sabbatique pour tenter de voir arriver à elle la chance de ne pas avoir la même vie embourgeoisée des femmes de sa famille pleinement occupées à de parfaites inutilités à ses yeux.

Les heures studieuses de solitude de ses années universitaires l'avaient conduite, sans qu'elle s'en rende compte tant elle était en dehors de la réalité temporelle, vers l'obtention d'une maîtrise de littérature fantastique et c'est là qu'elle avait eu le déclic en comprenant ce pour quoi elle devait exister: être utile à ceux qui pleurent, qui souffrent dans leur esprit, leur cœur et leur corps. Admirative des pompiers, elle ne le serait jamais. Finalement, c'était peut-être mieux ainsi, mais elle resterait quand même en accord avec ses aspirations profondes.


Plusieurs mois après sa décision de pause d'ordre professionnel, Charlotte reçut une lettre dont l'enveloppe administrative estampillée «ministère de l'Intérieur» l'inquiéta fortement.

Qu'avait-elle donc fait pour que ces gens-là lui écrivent? Elle était si prudente en voiture qu'elle avait du mal à croire à un retrait de permis! Ses parents payaient sans discuter leurs impôts, bien que d'un montant considérable. Elle ne voyait vraiment pas ce qui pouvait bien clocher dans sa vie paisible et sans histoire. Au bout d'une demi-heure à réfléchir en regardant l'enveloppe posée sur la table en formica vintage de la cuisine, elle prit son courage à deux mains et l'ouvrit.

Le timbre de la lettre était celui du commissariat des Tuilières à Limoges, dans le département de la Haute-Vienne. Elle lut très attentivement chaque mot de cette lettre intrigante qui lui donnait rendez-vous le 19 mars prochain. Sans trop bien comprendre les raisons de cette missive, elle sentait que ce jour serait important.


*


Quand ne meurt le passé – 2ème partie

par Mélanie Anaïette


*


Charlotte de Besson est une jeune femme de souche noble.


Son grand rêve de vie à elle était de devenir sapeur pompier. Elle s'était opposée aux aspirations grandioses de sa famille concernant son avenir pour aller passer tous les tests. Mais sans compter qu'elle ne faisait pas d'éclats durant les épreuves sportives, elle avait été convoquée à la fin des tests psychologiques, qui, de mémoire du tout premier homme ayant exercé le métier de pompier, défiaient l'entendement.

Les résultats démontraient une imagination et une hypersensibilité toutes deux si importantes qu'elles n'étaient absolument pas compatibles avec l'exercice de sauver des vies au milieu des flammes. C'est pas le tout de considérer la petite ligne rouge sur fond bleu marine comme un symbole rassurant en pleine crise de panique, permettant de se concentrer sur un élément du décor pour faire revenir sa respiration et son cœur à un rythme normal.

Charlotte avait également, éducation obligée, des principes de vie qui la rendaient un peu trop guindée. Cela engendrerait nécessairement des difficultés, voire une incapacité à s'intégrer dans une communauté fortement masculine pouvant la rudoyer dans le feu de l'action, même sans arrière-pensée.

Durant ce dernier entretien avec un vieux capitaine proche de la retraite, celui-ci voulut pousser plus avant les résultats des tests rendus par Charlotte pour tenter de comprendre cette étrange fille. Il souhaitait connaître ses motivations profondes. Elle se confia à lui avec une sincérité évidente qu'il apprécia. Quand il l'interrogea sur ses loisirs, elle lui répondit:

«Moi, ce que j'aime plus que tout, c'est étudier l'humain dans tout son ensemble, depuis le moment de sa conception jusqu'à celui de son dernier souffle. Et après …."

«Et après quoi?» coupa le capitaine.

Elle continua;: «Et après;? Pourquoi pas;? Que se passe-t-il après quand le corps n'existe plus, est-on vraiment sûr qu'il ne se passe plus rien? J'ai beaucoup lu durant mes années universitaires sur les sciences de l'homme, y compris sur des sujets un peu déroutants comme les expériences de mort imminente, et je continue car c'est réellement passionnant. Il se passe encore des choses après, j'en suis certaine, monsieur le capitaine, l'esprit continue à exister d'une autre manière.»

Quand elle quitta la pièce, le verdict tombé avec tout le ménagement du à son innocence sur le fait qu'elle ne serait jamais et en aucune façon possible pompier, le capitaine referma la porte de son bureau sur la silhouette de poupée et se cala dans son fauteuil pour passer un appel téléphonique.


*


Charlotte retourna dans son foyer de jeunes travailleurs l'esprit bien triste. Qu'allait-elle faire maintenant après avoir réussi à convaincre sa mère épleurée que vivre dans le vrai monde lui était nécessaire? Comment annoncer cet échec à ses parents qui voulaient la voir épouser pas moins qu'un recteur d'académie pour continuer sa vie de rentière paisible?

L'expression moqueuse «pauvre petite fille riche!» s'imposait à elle.

Elle avait cru au visage masqué du gourou des sombritudes et sa vie sentimentale était désormais tel le désert de Gobi.

Elle venait de se faire mettre à la porte, certes gentiment et avec les formes, mais quand même c'était le cas, de son rêve de métier pour lequel elle avait eu des mots regrettés avec ses parents et un gros mensonge sur son identité pour que son dossier passe à la commission d'examen d'entrée dans ce foyer de jeunes travailleurs.

Alors, maintenant, que faire? Sa mère lui adressait une pension fixée par un juge (son père y avait tenu) pour régler tous ses frais de vie mensuels comme son loyer et sa nourriture, mais cela ne changeait rien à l'affaire du vide de son existence inoccupée.

Elle ne pouvait pas se contenter comme toutes les femmes de sa famille avant elle (que son père surnommait les sculpteuses de fumée pour se moquer de leurs centres d'intérêt) de se tenir sur le siège arrière de la voiture et de donner des ordres à son mari au volant en le considérant tel le chauffeur attitré et dévoué l'emmenant faire ses emplettes.

Charlotte voulait avoir la satisfaction quotidienne d'être utile à cet être humain en souffrance.

Elle comprenant assez mal pourquoi autant de gens lui claquaient à la figure, comme une porte qu'on pousse trop fort, qu'elle était bizarre et décalée au milieu de ses congénères.

Elle n'avait jamais mis les pieds dans une colonie de vacances ou une boite de nuit. Et alors? La belle affaire! Au début de ce siècle, loupait-on sa vie si ce genre de futilités ne nous arrivaient jamais?

Oui, oui, oui et re-oui! Charlotte de Besson assumait et même revendiquait ses différences.

Ses grands-parents lui avaient transmis de belles valeurs de vie dont elle était fière. Sa famille n'avait pas toujours les pieds sur terre et elle-même était souvent dans la lune.

Sa maîtrise de lettres en poche, elle voulait s'installer dans cette société sans cadeaux et décida donc de donner une chance au hasard, pour que son destin vienne enfin à elle.



Quand ne meurt le passé - 1ère partie

Par Mélanie Anaïette


Il est encore là. Il est encore revenu.

Au paroxysme de l'angoisse, je décide de ne plus vivre l'image récurrente de la souffrance chevillée à mon âme. Il ne doit plus se pointer sans prévenir à n'importe quelle heure. Il doit déguerpir pour toujours et à tout jamais au fond du néant.

Il est là, oppressant, silhouette fantomatique grise qui refait toujours ses mêmes gestes pour me tenir sous son joug. Je me suis encore réveillée au même moment de ce songe terrifiant, quand il jubile de me voir plier sous sa puissance tyrannique. Je sus à grosses gouttes.

Il doit s'en aller et ne plus jamais me tourmenter jusqu'aux tréfonds de mon inconscient. Je ressens sa présence et mon intolérable terreur de lui.

Mais à présent, ça suffit. Je suis devant les portes de la folie à moins que ce ne fussent celles de la démence. Il est hors de question qu'elles s'entrouvrent et qu'elles m'aspirent à elles. J'ai tout enduré pour lui pour rien. Tout cela doit cesser, une bonne fois pour toutes. 

J'appelle à l'aide mentalement comme d'habitude depuis toutes ces années mais je suis seule comme toujours dans mon éloignement emmuré à triple tour. J'ai lu il y a peu de temps que la manière la plus efficace de chasser un cauchemar est de l'affronter. J'y avais réfléchi à mes rares moments de calme pour bâtir un plan de mise en action.

Alors, sachant que le secours ne viendra que de moi seule, je trouve tout d'un coup le courage (c'était bien lui qui m'avait déshabité depuis trop longtemps) et ressens que je dois agir très vite pour pouvoir le surprendre.

Je me redresse et m'assois dans mon lit. Il fait nuit noire mais pour une fois mes craintes ne viennent pas de là. Je me plante bien droite face à lui, ancrée sur mon assise et le tronc en avant.

Je le regarde en face une dernière fois dans les yeux, ses yeux perfides et haineux comme toujours à mon égard et lui hurle au visage envahi par les rides d'une vie œuvrant au chagrin des autres :

« Dégage, dégage, dégage !!!!! ».

En une fraction de seconde, mon cri de haine s'élance dans la pièce. Stoppée dans son élan d'emprise, sa silhouette grise se désagrège et disparaît.

La nuit reprend son voile sur toute chose. Tout est silence, il n'est plus que ma respiration qui s'apaise. Je parviens à me rendormir en restant sur mes gardes.


Le lendemain soir et tous les soirs d'après cette nuit ardoise, je constate avec une certaine fierté qu'il ne revient pas, qu'il ne reviendra plus.

Je suis sortie définitivement de ma geôle psychologique. Il était grand temps.





Opposition 1 par Doug



Le 20 avril 2068 à 06 h 01


Aussi loin que je me rappelle, j'ai toujours dit la vérité, ce que je pense. C'est une question de dignité. Ce principe, bien qu'il m'en coûte, je l'applique encore aujourd'hui, mais après bien des péripéties, je me rends compte que la vérité est un concept à double facette.

Vrai, quand je me regarde dans mon miroir, je n'ai rien à me reprocher. Aucun regret ne vient troubler ma conscience. 

Faux, quand j'observe mon reflet, je vois les dégâts de cette notion et j'en pèse le poids écrasant chaque jour, chaque seconde.

Le silence et l'ombre, atmosphère étouffée, presque suffocante, compose la toile de fond de mon univers quotidien.

Ma solitude est quasi totale. Ma famille m'a renié. Mes amis ne me connaissent plus. Quant au reste du genre humain; mis à part quelques inconscients comme moi, il est libre et esclave à la fois. Vivre à tout prix, quel qu’en soit le coût, fermer les yeux sur l'évidence et se trouver mille bonnes raisons pour justifier ses choix, c'est supportable et pas si mal que ça. L'instinct de survie peut être bien plus fort que la raison et légitimer des comportements inacceptables. La conscience s’accommode aisément de ces petits écarts. C’est ce que la majorité a choisi.

Pour ma part, je n'ai plus confiance en personne. Ma haine du système est totale.

Je me suis élevé contre des projets de lois constitutionnelles prévoyant les nouveaux devoirs de l'État en matière d'éducation des mineurs ainsi que certaines modifications corrélatives des codes existants. Une réforme profonde, destinée à agir sur tout le corps social, sans exception.

Ces textes, tout récemment adoptés par l'assemblée constituante, affirment la primauté de l'état sur l'autorité parentale en instaurant notamment une forme de tutelle immédiate dès la naissance. Je sais que d'autres projets sont en gestation, la création de centres d'éducation fermés, le développement de filières et de politiques de recrutement basées exclusivement sur les capacités intellectuelles des personnes, un renforcement des pouvoirs de police et bien d'autres choses encore.

J'ai manifesté publiquement, rédigé des pétitions, créé un parti vite dissous. J'ai pris, avec un petit groupe de militants, une radio d'assaut pour diffuser un message sur les ondes, appelant au réveil de la population.

J'ai été condamné à plusieurs reprises, après avoir subi des interrogatoires musclés, mais cette fois, avec la dernière loi voté sur la récidive, les choses se sont sérieusement dégradées.

Une espèce de prédestination insidieuse se met en place, dès le premier jour d’existence, un étaux, piloté au plus haut niveau, se resserre lentement sur chaque nouveau-né. Je ne peux pas l'accepter. C'est au-dessus de mes forces. Mon combat est légitime et j'irai jusqu'au bout. Le symbole finira bien par marquer l'histoire et un jour, on me rétablira dans mes droits, ma dignité.

Je lève la tête vers la petite lucarne carrée, découpée très haut dans le mur. Une lumière rougeoyante rase le plafond. Le feu du soleil joue avec les nuages et scintille comme une braise. L'aube est là. Celle-ci est magnifique, la plus belle de toute.

Un bruit métallique perturbe ma réflexion. Un léger courant d'air, sentant l'humidité et le moisi, amène un peu de fraîcheur dans l'air vicié et puant que je respire à longueur de journée. La porte claque en touchant le mur. Une vibration parcourt les parois et se répand en résonnant dans mon espace impersonnel.

Ce genre d'entrée théâtrale, ça ne peut être que lui, le meilleur gardien de mes jours et de mes nuits, Fulbert. Une victime comme tant d'autres, mais il a été tellement bien formé, qu'il excelle dans sa fonction en y ajoutant un zeste de cruauté. Fulbert. Un homme à l'image de cette société. Dois-je lui en vouloir?

Il apparaît dans l'encadrement de la porte, l'air toujours aussi sûr de lui, les lèvres fines et pincées par ce sourire inimitable. Ce type, c'est la suffisance incarnée, générée par l'ignorance et amplifiée par une dose de bêtise anormalement élevée. Le tout, modelé dans les meilleures écoles de formation de l'administration. En gros, la connerie exploitée et placée aux commandes de votre vie.

«Salut HoDeP! Toujours sur la même ligne? Y’a pas d'regrets?» Me demande t-il avec sa voix aigre.

HoDeP, un acronyme moqueur pour «homme de parole». Un diminutif qui me colle à la peau depuis mon arrivée dans ces lieux, employé pour me réduire et déshumaniser au maximum nos rapports. La contrainte est plus efficace si elle est accompagnée d'une dose de psychologie destructrice. Avec ses neurones atrophiés, en bon animal pensant qu'il est, Fulbert le comprend inconsciemment et s'en sert, pour sa plus grande jouissance. Je n'ai aucune raison de lui répondre.

«Alors? Toujours aussi avare de parole? On ne va qu'à l'essentiel, hein?» Me demande t-il.

Rétorquer de façon intelligible à ce demeuré ne sert strictement à rien. Il y a des moments où déployer des trésors d'énergie et de pédagogie n'a aucun intérêt car, au bout du fil, l'autre ne travaille pas sur la même fréquence que vous, ou avec le même code. Une sorte de dialogue de sourd inutile pourrait s'installer. Pas la peine de perdre un temps précieux en explications puisque la cible est incapable de les comprendre. Je reste laconique.

«Encore faudrait-il que mes arguments soient entendus»

«T'as raison HodeP! Ici, développer une plaidoirie ou hurler son innocence est sans effet et tu sais pourquoi!»

Toujours ce timbre méprisant. Cette confiance absolu dans le système. Une machine estampillée démocratie. Fulbert est la parfaite émanation du pouvoir. Un gardien zélé, un lymphocyte parfaitement programmé.

«Hé! HoDeP! On est quel jour?»

Je garde le silence.

Debout, les jambes légèrement écartées, il ressemble à une caricature. J'ai presque pitié de lui. Il ricane. Je me lève, lui tourne le dos et regarde le lucarne. D’un ton calme, presque désabusé, je lâche quelques mots.

«Je suis prêt! On y va quand vous voulez!

À l'extérieur, trois gardiens m'attendent. Je sors de ma geôle. Je suis Fulbert. Les autres m'emboîtent le pas.

Je traverse des couloirs, franchis des portes blindées sous escorte permanente.

Nous arrivons enfin dans une espèce de vestibule. Le directeur, accompagné du médecin de la prison, m'y attend avec une personne en costume sombre et cravate noire que je ne connais pas. Il se contente du minimum.

«Bonjour monsieur Kemps!»

Ce bonjour n'a plus aucun sens. Pourtant, sans comprendre pourquoi, alors que le simple mépris aurait suffi, je reste poli.

«Bonjour!»

Il se tourne vers une porte blindée, l'ouvre et me jette un bref regard.

«Si vous voulez bien me suivre!»

Nous entrons dans une grande pièce, entièrement blanche et carrelée, sans fenêtre. Un éclairage puissant inonde l’espace de lumière et lui donne l'aspect d'une antichambre du paradis.

Au milieu, il y a un lit monté sur des pieds en inox scellés dans le sol. Le matelas, assez fin, recouvert d'une alèse jaune pâle, est traversé par des sangles larges en cuir blanc. Juste à côté, sur une tablette, un coffret en aluminium est posé, fermé. Je frémis.

Les choses vont très vite. Les gardiens défont les attaches pour préparer le lit. Chacun d'entre eux sait ce qu'il doit faire. Leurs gestes ressemblent à des automatismes. Je les regarde, tétanisé.

Une voix grave et posée me sort de ma torpeur. C’est celle de l'inconnu qui se trouve sur ma gauche. Le ton est monocorde, dénué d'expression.

«Monsieur Kemps, j'ai deux nouvelles pour vous. Une mauvaise et une bonne."

Mes yeux restent fixés vers le lit et ne voient plus que lui, en gros plan. Un froid sinistre m'envahit jusqu'aux os. Je tremble de la tête aux pieds, incapable de répondre.

L'homme continue.

«La première c'est que votre recours en grâce officiel est rejeté.»

Un onde glaciale, partant de la base de ma nuque, en passant par ma colonne vertébrale, traverse mon squelette et se diffuse jusqu'aux moindres extrémités de mon corps.

«La seconde, c'est qu'il n'est pas encore rendu public.»

Sur le moment, je ne comprends rien. Il s'en aperçoit et précise sa pensée.

«Si vous faites acte de repentance active devant les médias et devenez un chantre de l'action du gouvernement, je peux tout arrêter!»

Je tourne lentement la tête vers lui. Nous nous regardons. Les traits de son visage demeurent figés. Il répète avec calme, sans haine ni passion.

«Je peux tout arrêter!»

Mes lèvres se mettent à trembler. J'articule quelques mots avec peine.

«Pour l'honneur et les convictions!»

…..........

Le 20 avril 2068 à 08 h 03


«Radio libre Info! Flash spécial sur l'exécution de l'opposant politique Marc Kemps. En direct, de notre envoyé actuellement sur les lieux. Brice;? Quelles sont les dernières nouvelles?»

Le journaliste apparaît en gros plan dans l'écran de télévision, avec en arrière-plan, la porte monumentale de la prison et une nuée de coreligionnaires grouillant tout autour. Il commence son reportage.

«Et bien oui Richard, ce n'est pas une journée comme les autres, car aujourd'hui, le célèbre opposant politique Marc Kemps devrait, à l'heure ou je vous parle être exécuté. Nous attendons la déclaration du directeur de la prison qui devrait l'annoncer officiellement dans un instant. Ah! Il semblerait que ça bouge! Ça y est, la porte s'ouvre, deux gardiens en sortent... j'aperçois le directeur de la prison qui les suit...! Monsieur le directeur? Monsieur le directeur? Radio libre Info. Quelques mots je vous prie!»

Un peu bousculé par la forêt de micros tendus vers lui, le directeur sort un papier de sa poche. Il le déplie sans précipitation et lit le texte. Les deux gardiens font reculer les journalistes pour donner un peu d'espace à leur chef.

«Vu l'arrêt du tribunal spécial en date du cinq mars deux mille soixante huit condamnant monsieur Marc Kemps à la peine capitale, vu la demande de recours en grâce formulée par monsieur Marc Kemps le dix sept avril deux mille soixante huit. Vu la décision du président de la République fédérale en date du vingt avril deux mille soixante huit, monsieur Marc Kemps est gracié. Sa peine est commuée en détention criminelle à perpétuité. Je n'ai plus rien à ajouter!»

La loi du plus fort est toujours la meilleure, au moins pendant un temps. Un jour ou l'autre, elle est bafouée à son tour par un meilleur que soi, mais avant cela, elle s'applique avec férocité. Attendre qu'elle se développe est une erreur toujours mortelle. En attendant, mon reflet me fait honte, mais je vis avec.


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