"Les auteurs de science-fiction prévoient l'inévitable, et bien que les problèmes et les catastrophes puissent être inévitables, les solutions, elles, ne le sont pas." 
(Isaac Asimov, né le 2 janvier 1920 - mort du sida le 6 avril 1992)


Deux textes à vous mettre sous la dent :

  1. Chroniques d’un monde. Deuxième portée : Razhor et la ville perdue. Par Tye’o lovier
  2. Quand ne meurt le passé. Par Mélanie Anaïette

C'est parti !


Chroniques d’un monde.

Deuxième portée :

Razhor et la ville perdue.


Par Tye’o lovier


Il faisait beau ce jour-là.

Le sol était sec et l’herbe chaude sous les pas du coureur. Les pieds protégés dans leurs chausses faites de peau de lièvre se frayaient facilement un passage au milieu des brins jaunis par l’été bien avancé. Les poils caressant les fibres et les coussinets de peau martelant le sol n’émettaient presque pas de bruit, assurant la discrétion du chasseur.

Le jeune garçon savait où il allait. Etant sorti de la grande forêt depuis une heure, il arpentait un espace moins boisé. Une ancienne cité abandonnée depuis longtemps. L’endroit était un lieude chasse privilégié, bon nombre de petits animaux venant s’y réfugier, y établissant leurs nids, pensant sûrement être à l’abri des grands prédateurs des sous-bois.

Non loin se trouvait un espace plus dégagé, tout proche de marais où vivait une grande colonie de lapins. Un met de choix que le jeune homme et sa famille appréciaient tout particulièrement pour sa chair ferme et délicate dégageant se parfum si agréable au nez une fois cuit au feu de bois. Quoi de mieux que quelques lapins embrochés sur le feu crépitants et fumants. La salive lui emplit la bouche rien qu’à la pensée de ce festin qu’il ferait bientôt.

Il était parti depuis la veille, ayant parcouru la forêt à petites foulées, il ne s’était arrêté que peu de fois, non pas moins pour prendre une pause que pour se repérer en fonction des balises qu’il avait laissé sur certains arbres. Des croix de couleur qu’il avait réalisé sur les troncs à intervalle régulier à l’aide de pigments que son professeur lui avait donné. Depuis qu’il avait eu quatorze ans, ses parents l’avaient autorisé à partir chasser seul. Il avait donc eu le temps d’apprendre avec son père Làid, surnommé le fort, avant cela toutes les techniques nécessaires afin d’avoir le plus de chance de prendre une proie, mais également de se repérer dans l’espace.

Aujourd’hui, à seize ans, il était devenu l’un des meilleurs chasseurs de Pleine Forêt, le village où il vivait, et même les anciens le respectaient pour cela. C’était d’ailleurs eux qui lui avaient révélé l’existence de ce lieu il y avait un an de cela. Depuis, il y venait à chaque sortie de chasse.

Très vite, le jeune chasseur arriva à hauteur d’une berge. Le large cours d’eau qui se frayait un chemin à cet endroit n’avait en cette période de l’année qu’à peine plus de courant qu’un lac gigantesque serpentant au travers de ravines peu profondes. Le fleuve asséché par le climat hardant avait laissé apparaitre les berges mêlant terre et pierres.

Droit sur ses jambes, surplombant les eaux, le chasseur observa les alentours. Armé de son arc qui pendait autour de son torse nu, et de ses flèches reposant dans le carquois sur son dos.

Razhor fit un tour d’horizon du regard. Il portait sur les jambes, un pantalon de cuir provenant de la peau d’un bison que son père avait chassé il y a quelques années, avec un renforcement fait en ostéodermes d’Ampelosaurus au niveau des genoux. Sa mère Zuhra avait confectionné ce vêtement et lui avait offert pour son dernier anniversaire. Quant à ses armes, c’était son grand-père Mahron qui les lui avait données en présent le jour où il était parti chasser seul pour la première fois. Les flèches avaient été taillées dans du bois de cèdre et leur empennage avait été réalisé grâce à des plumes d’aigles royaux. Les pointes de métal provenaient, elles, de chez le forgeron du village, l’effilage était parfait et travaillé de main de maître par cet homme, Tallum, qui tenait comme héritage le travail des métaux par son père qui le tenait lui-même de son père et ainsi de suite d’aussi loin que l’on pouvait remonter dans leur histoire.

Tallum était un nom rare, Razhor ne connaissait cette dénomination que chez cet homme. L’individu rustre, au visage barbu et bourru lui avait un jour parlé de l’origine de ce prénom hors du commun. Il s’agissait en fait tout simplement de la contraction de metallum, un mot provenant d’une ancienne langue que l’on étudiait plus depuis deux cents ans et qui ne se parlait même plus depuis plus d’un millénaire. Metallum signifiait forcément métal, et quand on voyait le personnage qu’il était, on se disait facilement que ce mot lui convenait tout à fait.

Un sourire s’afficha sur le visage du garçon alors que maintenant il se rappelait les origines de son propre prénom. Sa mère les lui avait racontées une nuit alors qu’il n’avait que cinq ans. Le feu brûlait dans l’âtre de la cheminée, c’était l’hiver et le vent glacial soufflait au-dehors de la maison de bois. Alors qu’il était un peu fiévreux et qu’il venait d’avaler la potion préparée par la guérisseuse, le visage doux aux grands yeux marrons emplis d’amour de sa mère s’était penché vers lui et elle avait décidé de le détendre en lui racontant des anecdotes sur sa petite enfance. Elle en était naturellement venue à lui demander s’il savait d’où provenait son prénom. Evidemment, il avait fait non de la tête et après avoir esquissé un large sourire, sa mère lui avait alors raconté qu’au moment de sa naissance, ni elle, ni son père n’avaient réussi à se mettre d’accord sur un prénom, qu’à l’époque, ils étaient en route pour rejoindre ce village et que la priorité n’avait pas été immédiatement dirigée sur le choix du prénom du bébé. Durant des mois, ils ne l’avaient appelé que par de petits surnoms, jusqu’à ce que vers l’âge de neuf mois, ses babillages ne commencent à se transformer en mots, et l’un des premiers d’entre eux avait été une tentative du mot « dinosaure », qui avait donné « rasaure » dans sa bouche enfantine. Depuis ce jour, les deux parents avaient décidé de prénommer leur fils Razhor, un nom à priori unique.

Autour de lui, tout n’était que hauts murs de pierre taillée perdant peu à peu des morceaux jonchant le sol en tas de gros cailloux, avec leurs balcons métalliques se balançant pour certains dans le vide et vitres brisées, mêlés à une végétation dense faite d’arbres anciens, de plantes herbacées et de fleurs en tout genre. Au bord des eaux, les graminées se balançaient au gré du petit vent qui soufflait, tandis que des nénuphars avaient envahis les rives du cours fuyant vers l’océan loin à l’ouest. Ce qui avait été autrefois des routes n’étaient plus que des tracés quasiment informes défoncés par les racines des arbres deux fois centenaires qui par endroit étendaient leurs houppiers jusqu’à presque en cacher le ciel.

Razhor avait déjà eu l’occasion de parcourir l’ancienne cité et il avait réussi à déterminer que celle-ci devait s’étendre sur plusieurs dizaines de kilomètres et qu’elle se trouvait dans une cuvette. Plus loin, au nord-ouest, on pouvait admirer, du haut de collines, la quasi entièreté de sa superficie et de loin en loin de nombreux bâtiments de verre et de béton dépassaient encore les frondaisons des arbres qui avaient engendré une sorte de forêt nouvelle après la grande débâcle d’il y a deux siècles. Le jeune homme en avait beaucoup entendu parler, surtout à l’école où cette période de l’histoire était étudiée.

Depuis ce moment, les hommes de plusieurs régions du monde n’avaient eu de cesse de se réunir afin de créer le royaume gigantesque dans lequel il vivait, le Rike Rodinia, le royaume de la terre mère. Ainsi, les peuples du vieux continent où Razhor avait grandi avaient tous conclu un accord entre eux, ainsi qu’avec les populations qui vivaient sur le grand territoire du sud, les terres très à l’Est et les contrées de l’autre côté de l’océan qui bordait les côtes de l’Ouest. Un accord qui spécifiait l’union de tous autour de la même bannière et des mêmes lois, abandonnant ainsi la plupart des usages qui avaient fini par détériorer la vie sauvage un peu partout sur la planète. De ce fait, plusieurs jours étaient consacrés au cour d’une année aux souvenirs liés aux grands évènements qui s’étaient égrainés depuis la grande catastrophe deux cents ans plus tôt, notamment le jour des travailleurs qui tombait juste avant l’hiver et honorait le jour où différents corps de métier avaient décidé de participer dans un même effort à la construction ou reconstruction des villages après l’abandon progressive des grandes villes rendues pratiquement désertes après la grande pandémie, ou le jour de la grande libération qui marque le rappel du lancement de grandes navettes dans l’espace afin de se débarrasser des déchets radioactifs qui risquaient d’empoisonner les ressources naturelles qui, lui, tombait en plein cœur de l’été. Ces différents jours étaient là pour rappeler combien il était important de réunir les Hommes autour des mêmes causes, des causes nobles et qu’il était important de circonscrire toute forme de haine. 

Bien sûr, certains peuples avaient décidé de signer partiellement les accords, concordant ainsiavec le désir de non pollution et de non-agression, mais ne souhaitaient pas entrer dans le grand royaume en construction. Les gens des terres glacées au nord s’y étaient refusés, ainsi que les peuplades du désert juste avant le vieil empire de l’Est. De nombreux territoires restaient même dans une sorte d’inconnue, alimentant des mythes et légendes dont la plupart semblaient fondés. Razhor se souvint alors qu’un jour, il avait tenu dans ses mains d’enfant ce que sa professeure de l’époque avait appelé une photo. Une image du réel apposée sur un papier étrange, au grain lisse et reflétant la lumière comme il n’en avait jamais vu jusque-là. Sur cette photographie était présenté un instant de vie au milieu de cette grande cité dans laquelle il venait de s’arrêter de courir. Il avait pu pour la première fois voir ce qu’avait été réellement le mode de vie des gens de l’époque, leurs accoutrements étranges, les véhicules qui les transportaient, les longues rues quasiment dénuées de toute végétation, les hautes bâtisses surplombant des routes et des trottoirs bitumés. L’angoisse lui était monté un instant en observant cette image, il ne se serait jamais imaginé pouvoir vivre dans cette immense ville, et un sentiment d’oppression et de perte l’avait envahi avant que sa professeure ne reprenne l’objet pour elle et qu’elle ne parle de la vie d’avant la catastrophe. Il n’avait que six ans à ce moment, mais encore maintenant, rien que la pensée de cet instant lui procurait une sensation étrange dans l’échine, comme une gêne lui donnant de petits vertiges. Il avait besoin de sa liberté et certainement pas de la vie agitée des habitants de la cité perdue.

Les lieux raisonnaient du grincement des arbres et du chant des oiseaux qui se mêlaient de concert aux craquements et différents bruits de chute provenant des structures que le temps et les éléments affaiblissaient depuis si longtemps. La pluie avait fini par ronger les peintures et crépis et s’infiltrer au travers les interstices, en créant surement de nouveaux, grattant la pierre et rouillant les métaux et par l’action répétée de la chaleur et du froid, tout finissait par éclater et s’effondrer.

De longs crissements plaintifs répercutaient leurs gémissements sur les troncs et les murs écartelés et fissurés gagnés par les lierres et autres plantes grimpantes. Les bruits semblaient lointains. De là où il se trouvait, Razhor ne pouvait voir d’où cela provenait, mais quelque part, il s’en doutait. Il était encore tôt et le jeune homme estimait qu’il pouvait encore aller faire un tour avant d’aller chasser le lapin. Ces animaux évitaient de sortir sous la grosse chaleur, il irait donc se mettre en chasse lorsque le soleil serait bien descendu dans le ciel.

Sa longue tignasse blonde flottant dans la légère bise chaude de l’après-midi, Razhor entreprit alors la descente du mur de terre et de pierres défoncés qui se trouvait sous ses pieds, sautant de roche en roche, traces restantes de l’ancienne muraille qui gardaient les berges en dur à l’abri des caprices du fleuve dans les temps anciens. Quelques matériaux en métal rouillé émergeaient encore de la terre par endroit, visible là où les plantes n’avaient pas encore pris place. A quelques mètres de lui, au bas du dénivelé était accroché à un piquet de bois une petite embarcation. Une pirogue creusée dans un seul tronc de chêne qui attendait là, la proue pointant vers l’Ouest et se balançant tranquillement sur les eaux calmes. C’était la sienne, il l’avait patiemment fabriquée durant un hiver alors qu’il avait treize ans, en prévision de ses futurs projets d’aventure. Il s’était dit qu’un jour, il naviguerait sur le fleuve à la seule force de ses bras et qu’il rejoindrait l’océan. Un jour, lorsque ses parents le laisseront partir, il ira voir toute cette eau salée dont on lui avait parlé et qu’il avait vu sur des images ou des dessins. Parait-il qu’on n’y voyait pas l’autre bout, et ça, ça le faisait rêver. Déjà, il s’entrainait régulièrement à la pêche, c’était certes moins facile que la chasse, là où il excellait, mais il ne se débrouillait pas si mal finalement.

Une fois installé dans son petit navire de bois, le jeune homme se munit de sa longue pagaie qui était posée sur le fond et la disposa sur les deux bords. Il détacha la corde qui retenait la poupe au piquet, puis il laissa le bateau s’éloigner paisiblement de la rive où poussaient des roseaux et d’autres grandes herbes, écartant de gros nénuphars verts sur son passage. Razhor se mit ensuite à pagayer afin de traverser le fleuve dans sa largeur, affrontant ainsi de ses deux bras et de ses muscles abdominaux le petit courant estivale qui entrainait les eaux vers le lointain.

Sur sa droite, une grande île partageait le fleuve en deux et au travers des arbres et des plantes variées, on y voyait encore les anciennes habitations de quatre ou cinq étages dont les revêtements étaient tombés en décrépitude, lorsqu’ils n’avaient tout simplement pas fini par disparaître, laissant à nu les roches taillées composants des bâtisses longeant les rives, ainsi que le pont de pierre qui traversait sa pointe, joignant ainsi ce bout de terre aux deux autres rivages. Certaines maisons semblaient sur le point de s’effondrer tant elles s’affaissaient vers l’avant. D’autres avaient déjà dû s’écrouler par le passé, laissant la place libre à toute la nature qui s’était installée là. Un haut édifice de pierre, surmonté de deux tours carrées et largement ouvertes aux vents sur toutes leurs parties la plus haute, dominait pesamment ce paysage perdu et redevenu sauvage. De longues arches semblaient soutenir toute la structure sur ses versants nord et sud, bien que certaines semblaient s’être écroulées depuis bien longtemps, alors que d’autres étaient gagnées par les lianes, quand un arbre ne les cachait pas déjà. De hauts toits surmontés de flèches faisant face aux deux tours, semblaient indiquer l’emplacement d’un autre imposant édifice. A gauche, un pont aux pieds de pierre soutenant une structure en métal rouillé et parsemée d’herbes et de petits arbrisseaux traversait le fleuve de part en part. Razhor évitait d’emprunter ces ouvrages abandonnés et non entretenus de peur que l’un d’eux ne finisse par s’écrouler sous son poids. De loin en loin, l’ancienne cité s’étendait à perte de vue dans un mélange chaotique d’architecture écaillées ou démolies et de végétation s’épanouissant et occupant toutes les places vacantes, poussant même à la disparition des espaces autrefois construits. Quelques hauts monuments transperçaient encore, malgré les effets dévastateurs du temps, la canopée encore jeune, semblant ainsi garder un œil sur l’ancien monde qui retournait peu à peu à la poussière.

Au milieu du fleuve, Razhor repéra le lieu où il voulait se rendre. Une haute tour solitaire un peu plus au nord, proche du fleuve, surmontée de quatre statues qui trônaient à chaque angle, la plus haute d’entre elle étant exposée sud-ouest. Sans peine, le jeune homme blond traversa le fleuve, écoutant le clapotis du courant faiblard sur la coque de bois, le chant des oiseaux qui vivaient dans les houppiers ou survolaient les lieux, parfois très haut, taches noires sur fond bleu brûlé par le soleil.

Alors qu’il s’approchait du bord caillouteux et planté de roseaux, une énorme libellule lui passa juste sous les yeux. Le jeune homme eu un léger mouvement de recul avant qu’une créature ailée plus grosse encore ne lui passe devant à son tour. Tournant la tête afin de suivre son vol, Razhor pu la voir distinctement rattraper l’insecte dans sa fine gueule étroite et dentée. Le petit ptérosaure entreprit alors un demi-tour dans les airs, frôlant presque l’eau avec sa longue queue disposant en son extrémité d’un genre de gouvernail s’élargissant en une forme cylindrique sur le bout, avant de repasser au-dessus de la tête du garçon toujours assis dans son canot. La partie ventrale du corps entier de l’animal était blanchâtre alors que tout le dos était noir. Seule le bout de sa queue se retrouvait annelé, alors que sa tête arborait des sortes de dessins au niveau des yeux et des narines. Razhor put ainsi le reconnaitre. Bergamodactylus, un petit genre de ptérosaure ne dépassant pas les cinquante-cinq centimètres d’envergure.

Regardant par intermittence le volatile voleter agilement au-dessus des eaux mortes du fleuve attrapant au passage plusieurs autres insectes d’un coup de bec rapide, Razhor atteignit rapidement la berge. Tirant son embarcation sur le sol, repoussant les longues tiges drues qui lui barrait la route. Après s’en être sorti, il continua d’observer le ptérosaure qui poussait de petits cris rauques. En regardant cette magnifique petite créature volant au beau milieu de la ville détruite, le jeune homme se dit que tout de même que les Hommes de l’ancien temps avaient réussi à créer des choses merveilleuses malgré tout ce qu’on en disait. Se détournant du cours d’eau, Razhor entreprit l’ascension de la bute agrémentée d’affleurements minéraux et d’enchevêtrements racinaires qui le mènerait sur la partie nord de l’ancienne ville. Levant les yeux au ciel, le souffle puissant et les muscles bandés à chaque effort, il vit au-dessus de lui la couverture verte des feuilles qui se déployaient en tous sens et se frottaient les unes aux autres au gré du léger vent, assombrissant peu à peu l’atmosphère. A mesure qu’il grimpait, les énormes troncs noueux des chênes se dressaient devant lui, le surplombant de toute leur masse, intimant comme une sensation de respect de la part du jeune homme, se trouvant soudain petit et fragile au-devant de ses géants aux corps quatre fois plus large que lui. Se dressant à son tour face aux écorces écailleuses, le garçon marqua un arrêt et les observa sur toute leur hauteur, son regard se perdant dans les larges houppiers qui s’entrecroisaient, les branches semblant se serrer les unes aux autres dans une sorte de lancinante et lente étreinte entre de longs doigts ligneux parcouru de belles feuilles lobées et bien vertes. Laissant finalement derrière lui ses embrassades végétatives, Razhor se mit en route, trottinant sur le mucus meuble, bientôt forestier, qui recouvrait le sol. 

Il se retrouva vite, après avoir quitté la berge, dans une ancienne rue bordée de hautes bâtisses gagnées par la végétation. Là aussi, les vitres des fenêtres n’avaient pas tenu le passage du temps et certains murs étaient même éventrés. L’édifice sur sa gauche, dont les pans étaient à présent presque dissimulés par un bosquet d’arbres, mêlant charmes et bouleaux et plusieurs autres plantes herbeuses, semblait avoir été un lieu impressionnant en son temps. Razhor se souvint avoir arpenté toute la partie externe de l’endroit qui possédait une grande cour en son sein. Les colonnes qui autrefois décoraient et soutenaient certaines parties du long bâtiment de pierre étaient à présent, comme tout le reste, en proie à la grande végétalisation qui, incessamment, s’enchainaient aux moindres interstices, poussaient sur le moindre bout de terre libre, jusque sur les toits vides.

Arrivant à un embranchement, il prit à droite dans une nouvelle voie large, mais bien plus longue que la précédente. Il savait que la tour solitaire était au bout de cette axe. C’est en prenant le virage qu’il entendit à nouveau le long sifflement éraillé qui traversait l’ancienne cité tout le long des journées qui s’écoulaient depuis deux cents ans. Le jeune homme continuait à courir sur la terre, prenant garde à ne pas se prendre les pieds dans les épaisses racines qui traversaient le site de part en part, appuyé par la présence des monstres d’écorces qui bordaient à présent toutes les rues. Partout où il regardait, toutes les voies adjacentes n’étaient que vieilles bâtisses sans âme et arbres gigantesques se dressant afin de prendre leur place. Tout autour de lui les anciennes colonnades s’écroulaient et les vieilles arches se creusaient et à de nombreux endroits, des trous bordés de vieux parapets tombant et pris par la rouille creusés dans le sol aux abords des constructions semblaient vouloir le mener vers les nuits éternelles des sous-sols d’où s’échappaient à certains moments des sortes de hurlements glauques et effrayant crées par le vent. Comme des appels à sombrer dans l’inconnu.

Après plusieurs minutes d’une course qui l’avait à peine essoufflée, il la vit enfin, cette tour toute de pierres taillées, haute de cinquante-quatre mètres, parcouru de vieux vitraux éclatés, de bas-reliefs et de statues et entourée d’une végétation exubérante. Tout en haut, il put apercevoir la sculpture de forme humaine qui semblait regarder vers le lointain. Razhor se dirigea vers la construction érigée droit vers le ciel à petites foulées, ne prêtant guère d’attention à l’ancestrale barrière de métal qui n’était plus que morceaux éparses et rouillés envahis par les ronces.

Montant les quelques marches qui le séparaient du perron, il se retrouva vite sous l’une des arches qui soutenaient toute la structure. La statue d’un homme debout trônait en plein milieu, gagnée par les plantes grimpantes.

Razhor rejoignit rapidement l’escalier étroit et hélicoïdal qui grimpait jusqu’au toit. Cette fois, il ne se permit pas de courir, préférant s’assurer que chaque marche était encore assez solide pour accueillir ses pas, écoutant également le moindre bruit suspect prévenant d’un possible effondrement. Finalement arrivé tout en haut, il poussa une porte métallique laissée entrouverte qui céda difficilement dans un long grincement plaintif qui semblait résonner de toute part dans la tour creuse.

L’adolescent entama finalement la traversée du toit dallé de pierres grisâtres et mouchetées de lichens et de petites pousses s’évertuant à s’approvisionner en chaleur afin de grandir entre les jointures. Razhor se dirigea vers la statue humaine, non sans prêter un regard aux trois autres qui marquaient chaque angle. Un aigle, un taureau et un lion. Arrivé à son objectif, il s’appuya sur l’homme de pierre afin de passer par-dessus le parapet et de s’y assoir.

Razhor observa alors de ce point de vue, une grande partie de la ville. Il voyait tous les toits gagnés par la végétation et bientôt les houppiers des arbres qui ne cessaient de pousser. Le soleil baignait de tous ses rayons la cité qui s’écroulait petit à petit, laissant s’évanouir le passé glorieux de l’ancien monde. Le jeune homme devinait également le fleuve qui coupait la ville en deux. Soudain, le long sifflement aiguë et mélancolique donna à nouveau de son chant inharmonieux.

Un très haut édifice de métal, immense flèche de fer dentelé, était plantée sur l’autre rive. D’une hauteur vertigineuse, elle laissait entendre sa complainte, signe de fatigue et d’effondrement prochain. Le vent, la pluie, le froid et le chaud auraient bientôt raison de ce monstre colossale se dressant sur ses quatre pieds de géant. Razhor savait que bientôt cette autre tour ne serait plus. Cette immense structure conçue par l’ancienne civilisation était pourtant l’une des choses qu’il aimait le plus à regarder lorsqu’il venait ici, se reposer sur ce parapet de pierre, à côté de cette vieille statue s’élevant aussi fièrement face à la tour de fer, devant la perdition implacable du monde qui les avait vu naitre.

Razhor décida d’observer encore un peu ce mélange de destruction et de vie, vie qui tel un poumon gigantesque, marquait de ses entrelacs l’espoir de la nature de propager un nouveau souffle, une abondance d’êtres de toutes sortes, mêlant leurs cris et leurs chants au sein de la ville forêt qui se déployait sur plusieurs dizaines de kilomètres, jusqu’à d’autres tours dont le verre qui les composait autrefois avait presque totalement disparu.

Le soleil entamant sa descente spatiale annonça le départ en chasse.


Fin.

*



Mutation


Je suis une miraculée d'Auschwitz, un survivant de la prison S21 à Phnom Penh, un évadé du camp de Vorkouta, une rescapée de Miranda de Ebro. Je suis un être humain, comme vous, victime d'autres animaux de cette même espèce. 

J'ai été torturé, déporté, exécuté au nom des idées, des principes, toujours pour la bonne cause, à chaque fois dans l'intérêt collectif supérieur, souvent dans l'indifférence générale. 

Je me bats afin que la mémoire de mon supplice reste intacte et vive, pour l'exemple et aussi pour lutter contre ceux qui cherchent à pervertir mon histoire, la nier ou l’effacer. 

Vous doutez que cela puisse être possible ? Que l'on remette en cause des faits, ce que j’ai vécu, à des fins non avouées, mais discernables si on prend le temps d'observer et d'analyser ? Ouvrez les yeux sur ce monde et vous verrez sans peine que certains travaillent ardemment, parfois près de votre porte, pour ruiner mes efforts. 

Négation de l'histoire, théorie du complot, mise en cause de la démocratie, ingérence étrangère via les réseaux sociaux, mise au ban des médias... Observez et constatez. Les ingrédients sont là, prêts à l'emploi.

J'ai peur. Je sens l'inéluctable se profiler à l'horizon. S'ils parviennent à effacer ma mémoire, vous souffrirez et mourrez sans doute, comme moi, soyez en certains. 

Dans le silence qui accompagne ma route, face à l'adversité galopante, je prie. J’y mets tout mon cœur et toute mon âme pour que mon martyre ne soit pas vain. 

Ces expériences auraient dû me servir et pourtant, à chaque fois, je me fais surprendre. 

Pourquoi ? Parce que ces cauchemars appliqués au réel, produits de l'imagination sans bornes des hommes, sont le fruit d'une lente dérive. La tolérance et la loi sont systématiquement testées pour éprouver leurs limites. Certains flirtent publiquement avec les excès en ne les condamnant pas.

L’hydre s’adapte en permanence dans le système qu’elle va détruire. Ceux qui auront toléré ses agissements, par peur ou servilité, seront tôt ou tard atteints à leur tour dans leur chair par les horreurs qu’ils n’ont pas voulu voir. 

Au début, construction anarchique mue par le hasard, issue de la multitude, la somme des défaillances humaines créé inexorablement des faisceaux dégageant une tendance. Cette tendance est progressivement exploitée et canalisée pour devenir un courant, une influence qui amplifie le phénomène en captant tout sur son passage, jusqu'au jour où cette force devient supérieure à toutes les autres et réduit l'ensemble en l’anesthésiant, puis en l'étouffant pour le dominer et l'écraser. 

Le filigrane du destin, à peine perceptible au début, apparaît doucement, en surbrillance. Mais quand il devient éclatant, il est trop tard, sa lumière vous brûle les yeux. 

C'est cette accumulation insidieuse d'actes et de paroles qu'on souhaite parfois ne pas voir ou entendre en les qualifiant d'insignifiants ou sans grande conséquence, voire qu'on finit par considérer tout de même comme révoltants et contre lesquels on ne réagit plus, qui peut engendrer des hydres infernales et nous mener à l'effroyable. L'histoire l'a déjà prouvé. 

Ces bêtes immondes, honte de l'histoire des hommes, sont toujours susceptibles de resurgir sous une forme différente, parée d’un projet à la gloire de leur société. 

Mais il est probablement déjà trop tard. Quelque part, une nouvelle espèce est en gestation. 

Dans le magma fourmillant des hommes et de leurs concepts, au plus profond de leur vie quotidienne, des actes et des paroles creusent, en ce moment même, le lit du torrent qui va nous emporter si nous ne nous réveillons pas. 

Bientôt, très bientôt, la clameur rugissante des foules hypnotisées ne laissera aucun espace à ceux qui porteront des idées différentes. Les oppositions démocratiques seront étouffées. Ceux qui se seront tus garderont le silence pour ne pas être balayés par un rouleau compresseur avide de pouvoir et de vengeance. L'obscurité étendra son manteau. La peur se vivra en silence.

Le cortège funèbre attend son cocher. Nul doute qu'au sein des Nations, il apparaîtra bientôt dans l'une d'elle, paré d'arguments et de la force nécessaire pour nous conduire au repos éternel.

Doug





Oppression


Nous sommes le troisième jour du septième mois de l’année 4517 sur le calendrier réformé. Comparé à ma vie d’homme, ce nombre résonne en moi comme une éternité, une fuite sidérale vers l’infini. Je regarde le temps s’écouler sur mon écran. Les secondes y défilent de façon impitoyable. Silencieusement, chacune d’entre elles sonne le glas d’une parcelle de vie qui m’échappe et s’évanouit dans le néant. Ma condition de mortel me parait alors encore plus éclatante.

Mon nom ne vous dira sans doute rien, mais je m'appelle Artan 1.0-VSW-soixante treize. Je suis un Titanien, représentant comme tous les autres, l'unique nationalité de l'espèce humaine qui peuple ce globe appelé Terre.

Je ne connais pas mes géniteurs, car dès la naissance, nous sommes tous élevés dans des maternités collectives et éduqués par classe d'âge dans des écoles adaptées, après un tri drastique. C'est la volonté de notre guide de nous offrir le meilleur, à chacun, selon nos aptitudes.

Depuis un mois, je travaille dans un désert carbonisé par un soleil implacable et sans une goutte d'eau à des centaines de kilomètres à la ronde. Ici, je suis en mission sur le gigantesque chantier de démolition d'une ancienne cité vide de tout occupant. J’officie sur un ensemble de ruines érodées, effondrées sur elles-mêmes, balayées par le souffle d’un vent brûlant et violent. Ma tâche est éminemment complexe et périlleuse. Je dois effacer jusqu'à la moindre trace des vestiges honteux d'une civilisation insignifiante datant du vingt et unième siècle. Je regarde avec dégoût les images chaotiques de cet amas minéral sur mon écran. Des murs, des formes géométriques se dessinent en filigrane à travers le brouillard de sable qui vole dans l’atmosphère. Cet îlot perdu et infect ressemble à une verrue. Dans le passé, ce site devait être une sorte de furoncle où fourmillaient des vies sans âme.

Ma mission, très technique, consiste à employer des cohortes de robots spécialisés chargés de détecter, nettoyer et détruire toute trace de l’espèce dévoyée et lâche qui nous avait précédés. Après le passage des fureteurs et des fouisseurs-destructeurs, d'autres, des nettoyeurs, finiront le travail en rasant les infrastructures pour qu’elles retournent à la poussière. Mon action est symbolique, nécessaire, quasiment vitale pour la Nation. C’est un défi de tous les instants, motivé par l’intérêt publique et je ressens une légitime fierté à accomplir cette belle et noble charge. À mon modeste niveau je considère que je travaille pour l’expansion de notre empire. Bientôt, sur cet espace de nouveau libre, s'étendra la culture et la puissance Titanienne et j’en serai l’artisan de l’ombre.

Notre civilisation est forte. Elle a été bâtie sur deux principes essentiels, la justice et l’égalité. Malgré cela, certains se demandent encore bêtement comment nous en sommes arrivés là. C'est assez simple à raconter, car l'histoire nous donne des explications très précises et glorieuses sur l'origine de notre Nation, Titania. Son concepteur et guide, Titan 1er, est mort il y a bien longtemps, au vingt-deuxième siècle, en 2106 et grâce à lui, toute forme de religion a été supprimée. Son legs est immense et nous lui en sommes tous redevables.

Pourtant, bien que tout soit parfaitement cohérent, j'ai l'impression confuse et bizarre que quelque chose m'échappe. Je sais que des rumeurs infirmant la version historique circulent, des rumeurs combattues par les contrôleurs du pouvoir. Ce qui se dit, ou plutôt, se susurre comme tous les ragots, c'est que tout a commencé grâce à la volonté d'un seul homme au pouvoir charismatique, Titan 1er. Que sous son impulsion, tout se serait progressivement et insidieusement mis en place. À l'époque, personne n'aurait vu venir le changement, annoncé sous des discours officiels convaincants et ceux qui avaient subodorés de quelconques manipulations auraient été vite dénoncés et neutralisés. En peu de temps, le chaos se serait installé et l'homme providentiel, Titan 1er, aurait imposé sa loi par le métal, le rayonnement et l'addition simultanée de quelques alliances vites rompues une fois son objectif de domination atteint. Ce monde, désormais uniforme, aurait été forgé sous son joug, dans la douleur et le sang. Des déplacements massifs de population, complétés par l'extermination à grande échelle des souches résistantes auraient abouti à une assimilation forcée, elle-même renforcée par l'adoption d'un langage unique. Très vite, les comportements auraient tous été codifiés au sein d'un dogme décliné en lois et règlements pour les détails du quotidien. C'est grâce à cette organisation, précisément décrite, que la pensée se serait uniformisée. Le plus troublant, c'est que ces rumeurs trouveraient leur fondement dans des documents retrouvés par hasard. Des livres d'histoires en papier, oubliés et non remis aux contrôleurs ou simplement remis tardivement par leurs découvreurs. Du papier, une matière organique polluante, considérée à juste titre comme une hérésie pour n’importe quel Titanien. Cette théorie farfelue résiste assez bien, car elle réapparait régulièrement. Pourquoi des Titaniens font-ils ça;? Je ne comprends pas leur attitude. Nos édiles, eux, les considèrent à juste titre comme des artisans de la théorie du complot ou des citoyens égarés qu’il convient de traiter avec bienveillance. Afin d’étouffer les délires paranoïaques de ces malheureux et éviter toute contagion au sein de la Nation, le pouvoir nous informe systématiquement et avec objectivité sur les nouveaux faits commis par ces individus. Il communique via ses médias. Il dénonce les paroles et les actes de ces personnes comme de possibles et vaines tentatives de déstabilisation menées par quelques rares individus malades ou irresponsables. Remercions notre système de protection, car grâce au travail de fourmi des contrôleurs, ces perturbateurs n'ont aucun impact sur la cohésion de notre Nation.

Cependant il y a quelque chose que je ne comprends pas. Parfois, je m’étonne d’avoir en rêve des pensées similaires. Ces rêves me décrivent d'autres mondes possibles, d'autres formes d'organisation sociale qui paraissent cohérentes. Mais ça, je préfère le garder pour moi, car s'il advenait que mon rêve parviennent aux oreilles de la police de la pensée, je serais immédiatement envoyé dans un centre psycho-médical. Là, on m'expliquerait, à grand renfort d'arguments techniques et scientifiques, qu'en réalité, il s'agit de cauchemars qui trouvent leur origine dans des erreurs que j'aurais commises, de mauvaises habitudes, répréhensibles car non conformes au code et règlement, donc dangereuses et contagieuses. À l'issue de ce premier bilan, on me transférerait aussitôt vers un centre d'éducation pour aider à l’amélioration des comportements. Franchement, je n’en ai pas envie. Pourquoi subir une thérapie pour des pensées sans intérêt;? Ils ont sans doute raison. Après tout, ce sont tous de hauts responsables, d'éminents spécialistes, des sommités dont l’intelligence vive ne saurait être remise en cause.

Je ne sais pas pourquoi, mais aujourd’hui, j’ai du mal à endiguer ces pensées parasites. C'est tout de même étrange. Il y a des coïncidences bizarres. Certaines de ces rares rumeurs se recoupent et se complètent. Il paraîtrait qu'après destruction des pièces qualifiées d'écrits négationnistes et subversifs, des enquêtes poussées permettraient de savoir qui a eu accès ou connaissance de ces documents. Je sais aussi qu'il se dit que les plus intelligents d'entre nous, vite repérés à l'occasion de tests précoces de QI sont envoyés dans des centres spécialisés pour développer de nouvelles technologies et travailler pour le progrès de notre humanité. Personnellement, je n'en ai jamais rencontré. Ils disposent, parait-il, de conditions de vie privilégiées. Ce doit être normal, vue leur contribution au bien collectif.

Mais ce genre de réflexion ne doit pas me détourner de ma mission. Dans mon véhicule blindé, un Hawk 8.2 bardé d'équipements électroniques pour commander et suivre mes cohortes de robots, je constate que le sondeur numéro B4.5, un engin de dernière génération, présenté comme d'une rare performance, m'envoie une image. En agissant de la sorte il m'alerte sur une situation anormale.

Je me penche sur l'écran et j’observe des lattes de plancher partiellement soulevées ainsi qu'un objet qui se trouve en dessous. La définition n'étant pas satisfaisante, je ne parviens pas à déterminer l'origine du problème. L'autre information envoyée par mon robot précise la dimension de l'objet, sa nature en matière plastique et son contenu. À l’intérieur, se trouveraient diverses choses en cellulose.

Normalement, B4.5 n'aurait même pas dû m'avertir, il aurait dû entrer en communication directe avec un fouisseur-destructeur et faire son travail. Mais ce matin, parce que je suis un bon professionnel qui aime connaître et apprécier lui-même les limites de ses moyens, et bien que ce soit interdit par le règlement, j'avais décidé de modifier certains paramètres de plusieurs de ces nouveaux robots pour les tester.

L'image étant un peu floue à cause de la poussière ambiante, je décide de me déplacer pour analyser moi-même le problème et en tirer des conclusions sur les performances de ces robots. Je revêts donc ma combinaison et mon casque anti-poussière pour sortir de mon véhicule.

Après avoir parcouru une bonne centaine de mètres dans ce ramassis de ruines grisâtres et rayonnantes de chaleur, je rentre dans une petite maison en pierre, celle que m'indique mon robot.

Là, dans une grande pièce vide, j'aperçois B4.5, immobile avec une pince articulée pointée vers le sol. Il avait soulevé une partie de plancher poussiéreux. Clairement, il me désigne un vieil objet en plastique gris qui se trouve en dessous.

Je ne dis rien, car je pressens quelque chose. Presque machinalement, je coupe l'alimentation de B4.5 et j'efface les dernières minutes de sa mémoire. Sans me l'avouer, je comprends que je vais commettre une infraction sans doute irréparable, mais inconsciemment, je ne peux pas résister. Je dois savoir. À par moi, il n'y a personne à moins de cinq cent mètres et le premier contrôleur se trouve à plus d'un kilomètre.

Je me mets à genoux, puis je décolle d'autres lattes. Une fois mis au jour, je découvre que l'objet dont il s'agit est une vieille valise. Imperceptiblement, mon cœur se met à battre fort, de plus en plus fort. Au plus profond de moi, je sens que tout ceci n'a aucun sens. Pourtant, je ne peux plus reculer.

J'ouvre nerveusement la valise et découvre un carnet avec des livres anciens d'histoire et de géographie en papier. Étrangement, ceux qui sont sur le dessus sont écrits dans une langue assez proche du Titanien. D'autres le sont dans des langues que je ne comprends pas. Ce que je remarque vite, c'est qu'ils datent tous de la fin du vingt et unième siècle. Leurs dates d'édition sont assez proches. Seules quelques années les séparent.

Je les feuillette, les doigts tremblant. Pages après pages je constate que les images décrivant la vie de ces sociétés, leurs personnages illustres ainsi que les cartes, schémas et frises chronologiques, sont tous comparables. Une partie des rumeurs dénoncées par le pouvoir trouve son origine dans ces livres. L’ascension de Titan 1er, les guerres fratricides entre les Nations, tout y est. Je les parcours, vite, comme si je n'avais que quelques secondes pour les compulser avant qu'ils ne s’évanouissent. Puis, après avoir survolé ces ouvrages, je saisis le carnet et l’ouvre. Les pages sont couvertes de mots, écrits à la main. Mais ce que je ne comprends pas immédiatement, car ça ne peut pas être possible, c’est que la langue utilisée est le Titanien. Je lis vite en tournant les pages nerveusement. Une sorte d'ivresse s'empare alors de mon esprit. Sous mes yeux, l’histoire de Titan 1 est décrite en détail. Guerre, déportation, torture, contrôle des médias, la nature totalitaire de ce pouvoir y est exposée en détail et elle ne correspond pas à la version historique délivrée par nos dirigeants. Non. Elle corrobore presque parfaitement les rumeurs étouffées.

L’indicible explose dans mon esprit. Soudain, je sais. Je regarde autour de moi. Mon univers s'écroule. Tout est différent, stérile et monochrome. Mon corps se met à trembler. Je suis secoué par des spasmes incontrôlables. Un rire nerveux m'échappe, suivi d'autres, plus longs, comme des sanglots. Une envie de liberté m’étreint. Une colère dévastatrice m'envahit. La révolte gronde en moi. Je ne m’appartiens plus.

Les contrôleurs avaient raison. Lorsqu'il y une erreur, elle est forcément humaine. Ma vie n'était qu'un mirage. Je dois briser cette glace, maintenant.


CE SITE A ÉTÉ CONSTRUIT EN UTILISANT