Le pépé qu’on aimait tant. Par Doug

Le pépé qu’on aimait tant

Ce matin, j’allais voir André Durieux, mon voisin, pour qu’il me donne quelques légumes de son potager.
La veille, alors que je nettoyais ma terrasse, je l’avais aperçu dans son jardin. À la faveur de la soirée qui baignait l’atmosphère de sa douce fraîcheur, il arrosait sa petite parcelle entretenue tel un jardin japonais. Debout, de part et d’autre de la clôture qui bordait sa propriété, nous avions ensuite passé un bon moment ensemble à parler des soupes d’antan. Pendant cette parenthèse hors du temps, à travers nos souvenirs respectifs, nos anciens ont été ressuscités pour notre plus grand plaisir. Comme à l’accoutumée, avec son regard malicieux, il m’avait promis un panier de légumes frais pour le lendemain matin. Nous nous étions quittés, presque à regrets, après avoir savouré un intense moment de complicité.
André était centenaire. Moi, j’avais quarante et un ans. La différence d’âge avait créé une proximité, un lien presque filial entre nous. Dans notre bourg, tout le monde aimait ce petit homme doux et paisible. André, c’était le pépé, notre pépé à tous, l’ancien respecté qui déambulait avec sa canne dans les rues du village, le dos voûté. Sa gentillesse faisait l’unanimité. Au gré de sa tournée, avec ses points de pause habituels, les habitants le saluaient, échangeaient un mot affectueux ou une petite blague avec lui. Très régulièrement, il remplissait aussi ses poches de bonbons achetés à la boulangerie, sur la place des halles, près de l’hôtel de ville. Il les distribuait ensuite aux enfants à la sortie de l’école primaire. Les parents le remerciaient. Lui, se contentait des sourires éclatants d’une jeunesse débordante d’ardeur. Il s’enivrait de cette énergie vitale qui lui échappait un peu plus chaque jour. Sous sa casquette grise à chevrons on devinait, derrière ses yeux encore bleus, une forme de gentillesse infinie. Le pépé, quand il vous regardait, c’était comme s’il vous enveloppait d’un manteau de bienveillance, une armure chaude et protectrice. Il y a peu de gens qui inspirent naturellement confiance. André était de ceux-là. J’aurais aimé avoir un grand père comme lui. On pouvait presque affirmer qu’il était un élément essentiel et incontournable pour la vie du bourg. Il se levait et se couchait à la même heure, au doux son du claquement de ses volets sur ses murs crépis recouverts de lierre. Ses promenades rythmaient l’activité des habitants comme un métronome. Nos vies et la sienne étaient étroitement synchronisées.
Vers dix heures, j’ai donc quitté mon domicile pour aller retrouver mon ancien. À ce moment de la journée, il y avait bien longtemps qu’il avait pris son petit-déjeuner et je ne risquais pas de le déranger. Logiquement, il écoutait les informations sur sa vieille radio à piles dans son salon.
Quand je me suis présenté devant l’entrée de sa maisonnette, avant même de frapper, un détail inhabituel a aussitôt attiré mon attention. Ses volets étaient fermés. Il avait dû oublier de les ouvrir, sans doute pour conserver un peu de fraîcheur dans sa maison. D’un naturel actif, il devait certainement travailler dans son jardin. Je suis donc retourné chez moi pour jeter un coup d’oeil dans son potager. Il n’était pas là. Ses volets et sa porte étaient fermés. Pressentant le pire, j’enjambais la clôture et d’un pas nerveux me précipitais vers sa porte. Malgré des coups répétés suivis d’appels à la voix, André ne répondait pas et ses volets demeuraient clos. Oppressé par une sensation d’urgence et d’inéluctable, j’ai appelé les pompiers et je suis retourné dans la rue, pour les accueillir devant chez lui.
Lorsqu’ils sont arrivés, après quelques explications d’usage, ils ont forcé la porte et sont entrés. Je retenais mon souffle. L’espoir et la peur s’entremêlaient dans mon esprit. Je me suis approché de l’ouverture, espérant déceler un indice et mettre fin à cette attente interminable. Un des pompiers est alors sorti. Mon coeur battait à tout rompre. Il a vu mon regard interrogatif et perdu. Sa phrase a incisé mon coeur comme un coup de scalpel.
- Vous êtes de la famille ?
À son ton et son attitude, j’ai tout de suite compris. Les larmes me montaient aux yeux. J’ai cherché à me montrer digne. Ma voix, mal assurée, sonnait mal.
- Non, mais c’est tout comme ! Je suis son voisin.
Mes poumons, écrasés par un étau d’angoisse semblaient bloqués et le temps, figé. Je n’osais pas poser la question, par peur d’entendre la réponse que je redoutais. Par lâcheté, j’ai ébauché un simple début de phrase au présent, comptant sur l’intelligence du pompier pour formuler adroitement la vérité.
- André… Il est… ?
- Je suis désolé monsieur ! On n’a rien pu faire.
Bien que je m’attendais au pire, le verdict est tombé comme un couperet. Mon comportement a dû interpeller le pompier car il s’est enquis de mon état de santé.
- Ça va monsieur ?
Sous le choc, j’ai mis du temps pour lui répondre.
- Oui. Ça va.
Je suis resté là, anéanti, pendant qu’il vaquait à ses occupations. Comme un automate, j’ai observé les événements se dérouler devant moi. La vie s’écoulait, mais j’étais à côté.
Quelques minutes après, un médecin est venu constater son décès en présence des gendarmes de la brigade, puis son corps a été évacué. Juste avant qu’il ne le dépose dans leur véhicule, j’ai vu le visage d’André. Il avait le teint livide et les traits encore déformés par la douleur. Les gendarmes m’ont expliqué les circonstances de son décès. Le vieil homme avait glissé dans sa baignoire. Sa salle de bains n’était pas adaptée pour une personne âgée. En tombant, il s’était fait une double fracture ouverte tibia péroné. N’ayant rien pour se relever, il était décédé d’une hémorragie. C’était une certitude, le pauvre vieux avait souffert le martyr avant de mourir.
Ça n’aurait jamais dû arriver. Notre société ne devrait pas permettre un tel drame. Quant à Dieu, s’il existe, il n’était pas là cette nuit pour soulager la terrible et injuste souffrance de cet homme. En entendant l’exposé de ses derniers instants, submergé par l’émotion et la colère, j’en ai voulu à la terre entière et surtout à ses enfants. Des enfants qui ne venaient jamais le voir, ni se renseigner sur ses conditions de vie. S’ils avaient pris un minimum de mesures, leur père ne serait sans doute pas mort dans des conditions aussi atroces. J’ai regardé le véhicule rouge s’éloigner avec le corps du pépé. J’avais le coeur déchiré. J’évoluais dans un univers où la mort pouvait frapper sans discernement les meilleurs d’entre nous. Les hommes me sont apparus définitivement seuls et livrés à eux-mêmes dans ce monde impitoyable. Était-ce une erreur du créateur, ou bien alors cet être éminemment supérieur, se jouait-il de nous en appréciant ces petits instants de jouissance diabolique ? Au fil des heures, la peine a chassé la colère. La fatigue a nivelé le tout, ne laissant que peu de place pour une réflexion objective.
À ma grande surprise, les obsèques ont été très vite organisées. Trois jours après, par une belle matinée ensoleillée de juin, je me retrouvais au cimetière communal.
Perché au sommet d’un dôme bleu et pur, le soleil irradiait intensément la surface, transformant les lieux en une espèce de four. C’était une journée magnifique, une de celles que notre pépé aurait affectionnée. Regroupés dans cet enfer minéral, une bonne partie des habitants de la commune était venue lui dire un dernier au revoir. Notre ami nous quittait. Pour ces derniers instants, il était entouré de ceux qui comptaient le plus à ses yeux, les habitants du village qu’il considérait comme sa famille de substitution. Sa vraie famille, elle, brillait par son absence. Au village, personne n’était surpris. Le pépé nous avait prévenu : « Vous verrez ! Ils n’attendent qu’une chose, mon fric et la vente de ma maison. »
Nous étions tous outrés par le comportement cupide de ses enfants qui, aux dires de certains, avaient mauvaise réputation. Son insignifiante progéniture l’avait abandonné. Il était mort chez lui, tout seul, comme un chien. Leur indignité éclatait publiquement.
Pendant le discours du prêtre, mon regard se posait sur le cercueil du pépé et les fleurs déposées en grand nombre juste à côté, puis sur l’excavation bordée par la terre meuble. Un sentiment d’effroi m’envahissait. C’était donc ça, cet endroit qui faisait de nous des frères égaux. Les yeux exorbités par la vision de ce trou béant prêt à phagocyter toute forme de vie, je contemplais avec dégoût cette porte donnant sur le néant. Dans son étroit cercueil, André serait bientôt recouvert de terre et plongé dans les ténèbres pour l’éternité. Une vague de claustrophobie s’emparait de moi.
J’entendais les soupirs, et les sanglots monter vers le ciel. Une voûte céleste qui, comme le disait le prêtre, ne manquerait pas d’accueillir à bras ouvert le pépé. Pour masquer ma détresse, mais aussi par curiosité, j’ai observé les gens présents autour de la sépulture. Parmi eux, certains n’avait presque jamais adressé la parole au vieillard. Quel ramassis d’hypocrites, pensais-je en les dévisageant un par un. Ils ne savaient pas qui il était vraiment, un homme bon et sincère. Ils étaient là, non pas pour le repos de son âme, mais pour réciter une prière à leur intention, car leur égoïsme leur crevait les yeux en cet instant. À travers sa générosité et son comportement quotidien dans le village, André nous avait offert un miroir pour réfléchir sur nos propres vies. Et pour une majorité d’entre nous, le reflet était peu glorieux. En participant à chaudes larmes à cette cérémonie, les pénitents cherchaient à se rassurer, à se trouver des excuses pour minimiser leur responsabilité et se convaincre qu’une rédemption était possible. C’est ça la force du néant. Quand on est en face, le bilan tombe et notre solitude paraît insupportable.
Le prêtre a béni le cercueil. J’écoutais ses derniers mots lorsque j’aperçus une femme qui se tenait en retrait, debout et immobile derrière un tombeau de grande taille, deux allées plus loin. Élégante, portant un tailleur clair, elle dénotait avec nous tous, tristes sires alignés comme une compagnie de corbeaux larmoyants. Elle observait la cérémonie en silence et avec attention.
Lorsque le cercueil a été mis en terre, après avoir jeté une dernière fleur, mes concitoyens se sont dirigés vers la sortie du cimetière, la tête basse, meurtris par la disparition de notre pépé. J’ai mis du temps à quitter sa tombe, à lui dire au revoir. Quand j’ai vu que les autres avaient quitté les lieux et montaient dans leurs voitures, je me suis décidé à le laisser. D’un pas machinal, j’ai emprunté les allées pour quitter cet endroit monochrome, plein de souvenirs et de douleur.
En proie à une soudaine montée de larmes, je me suis arrêté près du grand portail en fer forgé, pour respirer fort et reprendre mes esprits. Derrière moi, d’un pas leste et décidé, une personne approchait. Je me suis retourné. La femme entrevue auparavant venait dans ma direction. Elle devait avoir une quarantaine d’années. Elle était assez belle, mais son visage portait des signes prématurés de vieillissement. J’ai pris une bonne bouffée d’air frais pour me contenir et faire bonne figure.
J’avais les yeux rougis par l’émotion. J’ai cherché une phrase pour entamer la conversation, trouver des mots justes sans trop en faire. L’heure était au recueillement et à la compassion. Les cimetières sont un des rares lieux où, de façon fugace, on peut ressentir une espèce de fraternité avec les vivants que l’on y croise. La peur du néant doit être fédératrice.
- C’est bien triste de finir comme ça. Lui ai-je dit pour engager le dialogue.
Elle a ralenti, mais ne s’est pas arrêtée, préférant garder le silence. Je lui ai emboîté le pas pour l’accompagner vers la sortie du cimetière. Il y a des moments ou la pudeur réprime toute forme d’expression. J’ai voulu faire preuve de bienveillance, être compatissant face à la douleur silencieuse de cette femme. Doucement, je lui ai demandé :
- André, vous le connaissiez ? J’étais son voisin.
Elle s’est alors arrêtée et tournée vers moi. Impassible, elle m’a répondu.
- Oui. Je le connaissais, et même très bien !
La curiosité étant un de mes défauts, je n’ai pas pu m’empêcher de lui poser la question qui me démangeait :
- Et vous êtes madame ?
- Durieux ! Comme lui. Je suis une de ses petites filles.
J’étais abasourdi. Les questions affluaient dans mon cerveau embrumé par le deuil. Je n’arrivais pas à comprendre son attitude distante en pareil moment. Me sentant un peu ridicule dans cette circonstance, j’ai grommelé quelques mots en baissant les yeux. Il ne peut pas y avoir de compétition entre souffrances, juste du respect.
- P.... pardonnez-moi ! Mes sincères condoléances madame !
Sa réponse fut tranchante.
- Vous n’avez pas à vous excuser. C’était un salaud !
Ces mots, très durs à l’égard du défunt, m’ont immédiatement sorti de mon état d’abattement. J’étais transporté dans un autre univers, un monde inconnu où les règles m’échappaient. Face à la violence d’un tel propos, inaudible et incompréhensible pour moi, j’ai eu une réaction évidente de stupéfaction.
- Pardon ?
Elle ne parut pas surprise par ma question. C’est avec un aplomb naturel, dénué de colère, qu’elle continua de sa voix posée.
- Il nous a toutes violées, mes trois soeurs et moi, pendant des années. La plus jeune s’est suicidée à l’adolescence. Elle ne supportait plus le supplice écrasant qui rongeait sa vie. La justice des hommes est passée. Il a été condamné. Vingt deux années de prison pour quatre vies brisées dont l’une s’est éteinte dans le silence de ses indicibles tourments. Vous ne le saviez pas ?
Trop ! Ça faisait trop à assimiler. J’étais sonné par cette révélation. Son histoire dépassait toutes les peines. Elle était au-delà de la douleur et de la colère. Elle a enchainé.
- Je sais que, sa peine purgée, il a très bien vécu par la suite, ici, parmi vous, et ceci, sans aucun remords. Il n’en a pas été de même pour nous, ses petites filles, ainsi que toute sa famille. Cette ordure nous a détruites et nous porterons son héritage jusqu’à notre dernier souffle !
Une avalanche d’horreur déferlait sur moi. La pitié et l’empathie étaient absentes de son registre émotionnel. J’ai cherché à reprendre pied, mais mon état ne semblait pas trop la préoccuper.
- Ce fumier ne nuira plus ! C’est aujourd’hui une certitude. J’espère que l’enfer existe pour qu’il y croupisse. Croyez-moi, l’éternité ne suffira pas pour racheter ses fautes. Sa souffrance ne sera rien à côté de la nôtre. Au revoir monsieur, et séchez vos larmes. Vous perdez votre temps !
Le regard sec, les traits figés, cette femme austère à l’allure de fantôme est sortie du cimetière en me laissant seul. En une fraction de seconde ma peine venait de changer de dimension. Mon deuil, déjà lourd, s’accompagnait d’un sentiment de profonde trahison. Un vide sidéral m’envahissait, pulvérisant toute notion de confiance et d’espoir.
Je me suis alors retourné pour regarder les tombes alignées à perte de vue. Mes yeux ont balayé le champs constellé de pierres en marbre et granit, élevées à la mémoire de nos amis et parents, nos chers disparus. Une colère sourde s’est emparée de moi et je me suis interrogé. Combien, sous ces sépultures, s’étaient comportés comme d’immondes salauds pendant leur vie ? Le droit à l’oubli, quand on a purgé sa peine, même pour des faits abjects, donne t-il droit au pardon ? Je me suis ensuite projeté dans le courant d’une journée ordinaire. Je me voyais, déambulant dans mon petit bourg, croisant les habitants de la commune, mes voisins, des amis pour la plupart. Combien parmi eux se cachaient derrière le mensonge et la dissimulation ? j’ai ressenti un profond malaise, suffisamment fort pour me clouer sur place. Le doute me tenaillait. Faire confiance…oui, mais il faut toujours garder à l’esprit que la nature humaine est capable du pire.

Doug

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